Il y a d’abord ces histoires personnelles, familiales, que le livre d’Olivier Bertrand fait ressurgir. Le lecteur souhaite les partager avec le journaliste. Puis l’enquête s’enrichit. De nouvelles informations nourrissent la mémoire des événements et de nouveaux personnages prennent corps.
Carmen Mateo par exemple, décrite comme simple serveuse dans
“Les Imprudents”. Le président de l'
Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) apprend au journaliste qu’elle était aussi une résistante.
Un récit aux informations vérifiées, recoupées va aussi bousculer certaines certitudes, provoquer la critique voire la réprobation. Ce professeur d’histoire arc-bouté sur une mémoire figée de la résistance, tente d’interdire la venue du journaliste et de l’ancien résistant Jean Brusson dans un lycée et une société savante de Mende. La raison: le titre même du livre. «
Nier l'imprudence de Bir-Hakeim, c'est comme nier l'engagement de ces jeunes gens, qui avaient l'imprudence de la jeunesse» rétorque Olivier Bertrand.
Le journaliste assume être «
un passeur, d'une mémoire collective, qui doit toujours être réinterrogée.»
L’intégralité de l’enquête est à découvrir en vidéo le 5 avril.
Le fils du boulanger
Souvent la présentation du livre Les Imprudents libère des confidences. Dans les librairies, une femme ou un homme traîne un peu à la fin, attend que l'auteur soit seul, puis s'approche, pour délivrer un secret lié à la guerre. Un jour par exemple dans la Drôme, un très vieux monsieur venait d'acheter le livre et voulait le faire signer, mais c'était un prétexte pour parler. Une fois que les autres lecteurs se sont éloignés, il a tendu l'ouvrage, et a commencé à parler, d'une voix extrêmement émue, légèrement tremblante.
Son père était boulanger et il cachait deux résistants dans sa boulangerie. Un soir, on vient prévenir en hâte : les Allemands fouillent le quartier à la recherche de maquisards. Le père hésite puis fait entrer les deux hommes dans son four à pain. Ils rampent au fond et il les cache avec des fagots, puis effectivement on frappe à la porte. Il faut ouvrir, des policiers allemands entrent, rassemblent la famille dans la boulangerie, près du four, l'un d'eux les gardent pendant que les autres fouillent toute la maison, puis ils reviennent, interrogent longuement le père de famille. «J'étais à côté de mes parents, disait le vieil homme, et j'étais sûr que l'un des résistants allait éternuer dans le four plein de suie. Je savais qu'ils nous tueraient, ou qu'ils emporteraient mes parents.»
Dans la librairie le vieil homme a marqué un silence puis il a ajouté : «Après la guerre nous n'en avons jamais reparlé. C'était complètement enfoui. C'est la première fois que je reparle de cela».
O.B
« L'auteur prétend faire œuvre d'historien »
À la publication du livre “Les Imprudents”, un réseau de professeurs d'histoire-géographie, souvent en retraite, tous proches d'associations d'amis de la Résistance, s'est offusqué de la publication d'un tel ouvrage, en raison notamment de son titre. Pour eux, il s'agissait d'une remise en cause de la Résistance. Ils ne faisaient pas la distinction entre l'imprudence inhérente à l'engagement en temps de guerre et celle parfois gratuite liée à la jeunesse et à la fougue insouciante de
Bir-Hakeim. Ils défendaient une histoire très pure de la Résistance. Une histoire figée, statufiée à la sortie de la guerre. Imperméable aux nuances que le temps permet en nous décollant de l'évènement.
Sans doute refusaient-ils aussi qu'un journaliste explore à sa façon l'Histoire, en faisant parler des témoins encore en vie, en utilisant des documents que l'on ne trouve pas aux archives. La plupart avaient passé leur vie à transmettre une synthèse des travaux réalisés notamment par des historiens-résistants, sans jamais réinterroger ce qui avait été cristallisé au sortir de la guerre. «
L'auteur prétend faire œuvre d'historien», regrettait l'un d'eux.
Les Archives départementales de la Lozère ont organisé le 26 novembre 2019 un débat (
filmé et mis en ligne par les AD34) pour tenter de crever l'abcès, libérer la parole. Au terme d'échanges intéressants sur les méthodes comparées de l'historien•ne, de l'archiviste et du journaliste, la présidente départementale de l'
Association nationale des anciens combattants et ami•es de la résistance s'est exprimée longuement sur ce qui avait heurté son association à la lecture de ce livre.
Elle reprochait d'insister sur l'imprudence, indissociable selon elle de l'engagement. Puis
Patrick Cabanel, directeur d'études à l'École pratique des hautes études et historien, dont la parole fait autorité dans les Cévennes, a pris le micro à son tour. Pour dire que chacun, chacune, est aussi légitime à interroger l'histoire, et pour confirmer que tous les maquis des Cévennes avaient été frappés par ce groupe de Bir-Hakeim, qui
«fascinait les jeunes», mais qui était beaucoup
«trop imprudent».
O.B
Sur la route avec Jean Brusson
Jean Brusson a longtemps refoulé toute l'histoire du maquis Bir-Hakeim. Il n'en parlait jamais, n'y pensait presque plus. Après s'être plongé dans sa mémoire et ses archives pour contribuer à l'enquête sur le maquis, il continue désormais de transmettre, en compagnie de l'auteur des Imprudents, devant des lycéens notamment.
À chaque fois, la conférence commence avec la projection du portrait de Jean Brusson à 17 ans. À l'âge des lycéens qui lui font face. Une façon de leur permettre de s’identifier, de mieux accéder à la parole de ce vieil homme qui leur parle de Résistance alors qu'il était lycéen comme eux, qu'il s'est engagé à leur âge.
À la fin de ces interventions, Jean Brusson se retrouve systématiquement entouré de ces jeunes gens qui ont encore des questions, qui semblent vouloir prolonger l'échange avec cet homme plein de vie et de curiosité, d'ouverture, à 98 ans. Souvent, il leur dit qu'il espère qu'ils n'auront jamais à faire cette expérience, mais qu'il ne doute pas d'eux, qu'il ne doute pas que la plupart s'engageront.O.B